Espaces imprévisibles
Voyage à Fonds-des-Nègres, 2023 ; coffee and polymer medium on Wenge wood -- café et médium polymère sur bois de Wenge
Chaosmos, 2023 ; acrylic and found objects on calabash gourds -- acrylique et objets trouvés sur gourdes calebasse
De perpetua memoria, 2023 ; ink, coton paper and collage on red oak wood, Collection of the Ottawa Art Gallery -- encre, papier en coton et collage sur en bois de chêne rouge, collection de la Galerie d'art d'Ottawa
Entanglement, 2023 ; ink, acrylic, sugar cane charcoal and graphite on paper -- encre, acrylique, fusain de canne à sucre et graphite sur papier
(left--gauche) Déprédation coloniale, 2023 ; sugar cane paper, coffee, acrylic and polymer medium on cotton canvas -- papier de canne à sucre, café, acrylique et médium polymère sur canevas en coton ; (right--droit) Le bonnet phrygien, 2023 ; indigo, coffee, acrylic, canvas, ink and collage on cotton paper -- indigo, café, acrylique, canevas, encre et collage sur papier coton
GALERIE DE L’UQAM — 3 novembre 2023 au 20 janvier 2024
Espaces imprévisibles s’appuie sur l’historique familial de l’artiste et porte sur la richesse des cultures de ses ancêtres, leur créolisation et la volonté résolue qui en émerge et qui les a forgés et soulevés au-dessus des circonstances.
L’exposition de Stanley Wany remonte le parcours de vie de son grand-père maternel, Albert Gibbs. Celui-ci grandit à Haïti dans un contexte perturbé par les Américains qui s’immiscèrent dans les sphères sociopolitiques du pays dès 1915, lorsqu’il n'a que sept ans. Nés d'un père anglophone de Trinidad et Tobago et d'une mère franco-haïtienne, Albert et son frère feront éventuellement fortune en dépit de l’oppression. Espaces imprévisibles met de l’avant l’esprit qui a permis à Albert Gibbs de s’élever au-delà de la domination des américains et de la subjugation coloniale. Bien que cet épisode soit spécifique à l’historique familial de l’artiste, le travail de Wany présente aussi cet esprit comme celui des Haïtiens et des Haïtiennes, ayant nourrit la révolution haïtienne de 1791, et à partir duquel un espace incertain émerge.
La production des œuvres a fait appel à des matériaux non-traditionnels et issus des cultures des plantations françaises d’Haïti : le sucre de canne, le coton, l’indigo et le café. Ce dernier est affectionné par l’artiste, sa famille ayant été propriétaire d’une usine de transformation de café. La qualité plastique de ces matériaux enrichit les perspectives sur l’expérience d’Albert Gibbs. Elles commentent aussi de manière plus globale sur l’expérience des communautés noires dans les Amériques, marquées par la résilience au-delà de la subjugation, et au travers des rencontres forcées entre différentes cultures.
Alliant le dessin, la sculpture et des médiums issus des cultures des plantations coloniales des Antilles (le café, la canne à sucre, l’indigo et le coton), Espaces imprévisibles s’appuie sur l’historique familial de l’artiste et sur la richesse des cultures de ses ancêtres, leur créolisation et la volonté résolue qui les a forgés et soulevés au-dessus des circonstances.
Une notion de Edward Kamau Brathwaite, poète et académicien d’origine barbadienne, puis reprise et popularisée par l’auteur et penseur martiniquais Édouard Glissant, la “créolisation” est à l’origine un processus littéraire portant sur l'hybridation culturelle. L’artiste aborde la créolisation dans son travail au travers du parcours de vie de son grand-père maternel, Albert Gibbs. Né d'un père anglophone de Trinidad et Tobago et d'une mère franco-haïtienne, et portant un nom aux origines anglaises, Gibbs grandit à Haïti dans un contexte marqué par l'oppression coloniale, tant historique que contemporaine, pour finalement s’élever au-delà des forces dominantes. Cette volonté des Haïtien.ne.s, ayant nourrit la révolution de 1791, est née à partir d’un espace incertain par nécessité et détermination.
L’introduction au sein des œuvres de matériaux atypiques se veut un reflet de la créolisation ayant donné lieu à l'historique familial de l’artiste, tel qu’incarné par Gibbs. Elle commente aussi de manière plus globale sur l’expérience des communautés noires des Amériques, marquée par la résilience au-delà de la subjugation et au travers de la créolisation mise en œuvre par la rencontre inexorable entre différentes cultures et perspectives.
Chaosmos
Dans Chaosmos, je présente huit gourdes de calebasse traitées de manières différentes. Sur l’une d’entre elles, j’ai gravé un extrait du roman Dézafi (signifiant « combat de coqs » en créole haïtien) du poète, artiste et activiste haïtien Frankétienne, dans un geste délibéré d'unification. Cette gourde rappelle que la construction de l'identité caribéenne repose sur l'interrelation de différentes cultures et de divers événements, contrairement aux cultures ataviques, ainsi nommées par Glissant, où les identités sont enracinées dans un territoire et culture précises et ancrées par des mythes fondateurs. Au contraire, l’identité caribéenne est rhizomique, car elle puise dans de diverses sources au cours de son évolution (Glissant, 1996, p.62-63).
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In Chaosmos, eight calabash gourds are treated in different ways. On the surface of one gourd, I engraved an excerpt from the novel Dézafi (meaning “cockfight” in Haitian Creole) by the Haitian poet, artist and activist Frankétienne, in a deliberate gesture of unification. This gourd reminds us that the construction of Caribbean identity is based on the interrelation of different cultures and various events, unlike atavistic cultures, thus named by Glissant, where identities are rooted in a specific territory and culture and anchored by founding myths. On the contrary, Caribbean identity is rhizomatic as it draws from various sources during its evolution (Glissant, 1996, p.62-63).
Voyage à Fonds-des-Nègres
La variation des matériaux dans l'ensemble du corpus d'œuvre pointe à l’évolution des plantations des Antilles. On se rappellera que premièrement axée sur la culture de l’indigo et du tabac, la colonie en Haïti enrichit par la suite l’empire français grâce à l’exploitation de la canne à sucre. Assoiffée par des impératifs d'accroître sa production, la France rejoint les autres puissances coloniales européennes dans la traite esclavagiste et la culture intensive du sucre. Suivent près de deux siècles, pendant lesquelles les personnes et le milieu naturel des colonies furent exploités au bénéfice de la production sucrière. Alors que la traite est abolie à la fin des années 1800, c’est subséquemment le café qui domine les exportations d’Haïti. Mon historique familial n’échappe pas à ce mouvement socio-économique et c’est d’ailleurs avec ce produit que j’ai une plus ferme connexion, ayant moi-même été dans les puits de l’usine familiale lorsque j’étais jeune enfant, avant mon départ pour le Canada.
Ce café, cependant, je ne le présente pas seul dans Voyage à Fonds-des-Nègres . Il est amalgamé au médium polymère, un produit dérivé du pétrole. Celui-ci est aussi porteur de sens alors que le café et l’extraction d’énergie s'entremêlent au sein des Antilles (dont à Trinité-et-Tobago citée au premier chapitre), dès le début du 20e siècle. La composante en café et en polymère est drapée sur un support de bois de Wenge, un arbre en voie d’extinction provenant de l’Afrique de l’Ouest, dont du Congo, dû à sa surexploitation par les marchés internationaux. L’histoire du matériel de ces œuvres est également celle de l’extraction, qui débute avec l’arrivée des colons dans les Antilles et qui se poursuit avec la traite. Elle est alors renforcée par l’exploitation des cultures intensives, dont le sucre, qui donne lieu à la dégradation des territoires d'Haïti. Les plaines ayant été déboisées et cultivées de manière démesurée pour enrichir la France par la production de la canne à sucre, une fois leur rendement devenu trop faible, les montages furent les suivantes à être contraintes au même destin. Le marché du café de pair avec le déboisement et la production du charbon de bois ont également dévisagé les montagnes et scellé le sort environnemental du pays dont les rives se perdent dorénavant dans la mer par l'érosion.
Cette œuvre incorpore un des résultats des nombreuses expériences entreprises pour manipuler la matérialité de ces substances et leur attribuer la stabilité requise pour la création.
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The variation in materials found throughout this recent body of works points to the evolution of the plantations in Haiti. Initially invested in the cultivation of indigo and tobacco, the colony subsequently enriched the distant French empire thanks to the exploitation of the sugar cane. Driven by an imperative to increase its production, France joined other European colonial powers in the slave trade towards the intensive cultivation of sugar. Nearly two centuries followed, during which the people and the natural environment of the colonies were exploited for the benefit of sugar production. While the slave trade was abolished in the late 1800s, coffee subsequently dominated Haiti's exports. My family history does not escape this socio-economic shift and it is with this substance that I have a firmer connection, having myself been in the wells of the family coffee factory in Haiti when I was a young child, before I left for Canada.
This coffee, however, I do not present it alone in Voyage à Fonds-des-Nègres. It is amalgamated with polymer medium, a product derived from petroleum. This also carries meaning as coffee and energy extraction intertwine in the West Indies (particularly in Trinidad and Tobago), from the start of the 20th century. The resulting mixture of coffee and polymer is draped over a beam of Wenge wood, an endangered tree from West Africa (including Congo) due to overexploitation by international markets. The stories of these materials are also that of extraction, which begins with the arrival of settlers in the Antilles and which continues with the slave trade. It is then reinforced by the exploitation of intensive crops, including sugar, which gives rise to the degradation of Haiti's lands. The plains having been deforested and cultivated excessively to enrich France with the production of sugar cane, once its yield became too low, the mountains were next to meet the same fate. Coffee cultivation, along with deforestation and charcoal production, have also eroded the mountains and sealed the environmental fate of the country, whose shores are now lost to the sea through erosion.
This work presents one of the results of the numerous experiments which I undertook to manipulate the materiality of these substances and give them the stability required for creation.
De perpetua memoria
Dans De Perpetua Memoria, j’incorpore le texte du décret papal de 1455 qui a rendu légitime de la réduction en esclavage de peuples africains ainsi que de la conquête de leurs territoires et de leurs ressources. Les interprétations de ce document varient selon les sources ; les auteurs européens sont plus vagues ou conciliants que les propos du texte lui-même. Mais, il n’empêche que le résultat de cette déclaration était bien l’initiation de la traite transatlantique et la dépossession des Africains de leurs terres, leurs ressources et leur humanité. Sur un panneau en chêne rouge, je superpose ces paroles aux actions qu’elles ont engendrées, ce bois étant l’un de ceux utilisés pour la fabrication de navires négriers. Appliqué au-dessus du texte, je place un dessin d’Erzulie Dantòr, une figure centrale de la culture vaudou en Haïti. On la décrit comme une sainte femme, fermement maternelle et possédant une force bienveillante, sévère et redoutable. Ici, je la présente sous ses trois facettes : Erzulie Freda de l’amour, la guerrière Erzulie Jé Rouj (« yeux rouges ») et Erzulie Dantor qui combine les deux et qui est aussi la mère spirituelle d’Haïti. Un amalgame de dessins évoque la religion chrétienne écrasant les peuples autochtones de l’île à sa conquête et des souvenirs de la Terre-Mère. La résilience des opprimés est suggérée par la présence d’un marron — une personne réduite en esclavage qui s’est échappée — soufflant dans une conque de lambi. La représentation d’Erzulie Dantor personnifie pour le peuple haïtien le triomphe de leurs ancêtres sur l’institution de l’esclavage et l’affirmation de leur culture et de leur humanité dans ce nouveau monde créole.
À la première lecture de l’œuvre De Perpetua Memoria, on constate de la présence d’une longue citation collée sur un panneau de bois, avec une femme à trois visages surplombant le tout. La théorie iconologique panofskienne nous indique qu’une analyse plus approfondie basée sur des connaissances textuelles peut, au niveau symbolique, nous en apprendre plus sur la signification intrinsèque de l'œuvre. Le panneau est fabriqué en chêne rouge, un des bois utilisés pour construire les navires négriers. Le texte est une reproduction du décret papal de 1455. Ce panneau et cette citation deviennent des symboles décelant alors une réalité plus troublante : celle de l’esclavage. Une lecture semblable peut être faite pour le personnage féminin à trois visages. Dans cette pièce, l’accumulation des référents constitue une nouveauté qui suggère l’existence d’un code « créole », une symbolique particulière aux Antilles.
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In De Perpetua Memoria, I incorporate text from the 1455 papal decree which legitimized the reduction into slavery of African peoples and the conquest of their territories and their resources. Modern interpretations of this document vary depending on sources; European authors are typically more vague or conciliatory than the words of the original text. But, the fact remains that the result of this declaration was indeed the initiation of the Transatlantic Slave Trade and the dispossession of Africans of their lands, their resources, and their humanity. On a red oak panel, I superimpose these words onto the actions they generated. Oak was one of the types of wood used to manufacture slave ships. Over the text, I placed a drawing of Erzulie Dantòr, a central figure of Haitian Voodoo culture. She is described as a holy woman, firmly maternal and possessing a benevolent, severe and formidable strength. Here, I present her three facets: Erzulie Freda of love, the warrior Erzulie Jé Rouj (“red eyes”) and Erzulie Dantor who combines the two and who is also the spiritual mother of Haiti. An amalgam of drawings evokes the Christian religion crushing the Indigenous peoples of the island in its conquest as well as memories of Mother Earth. The resilience of the oppressed is suggested by the presence of a maroon — an escaped enslaved person — blowing into a conch shell. The representation of Erzulie Dantor personifies for Haitians the triumph of their ancestors over the institution of slavery and the affirmation of their culture and their humanity in this new Creole world.
When first observing De Perpetua Memoria, we notice a quote which has been printed and glued to a wooden panel, with a woman with three faces overlooking everything. Panofskian iconological theory tells us that deeper analysis based on textual knowledge can, on a symbolic level, tell us more about the intrinsic meaning of the work. The panel is made of red oak, one of the woods used to build slave ships. The text is a reproduction of the 1455 papal decree. This panel and this quote become symbols revealing a more disturbing reality: that of slavery. A similar reading can be made for the three-faced female character. In this piece, the accumulation of referents constitutes a novelty which suggests the existence of a “Creole” code, a symbolism unique to the Antilles.